Lexique franco-punk

Luc Robène et Solveig Serre

Amour

5 November 2023
« Mon speed c’est l’amour », chantait en 1979 Starshooter. À première vue, le punk ne semble pas constituer le terreau artistique le plus favorable au développement du thème amoureux.

Inscrit dans la désespérance des jours et s’adossant à l’absence autoproclamée de projection dans le futur, il rejette la contre-culture des aînés engluée dans un vain Peace & Love. Difficile pourtant d’extraire la sphère amoureuse du répertoire punk, tant celle-ci s’impose d’emblée massivement et charnellement, ne serait-ce que dans la revendication assumée et provocante des plaisirs autrefois tabous: « Sex & drugs & rock & roll », chantait Ian Dury en 1977. Donnée consubstantielle du rock, le sexe devient brutalement et très visiblement autant l’une des thématiques quasi obsessionnelles du punk qu’un motif répétitif et jouissif de subversion et de provocation largement prisé et utilisé comme étendard par les acteurs du mouvement — le nom même du groupe Reich Orgasm suffit à s’en convaincre. En réalité, l’amour constitue une matière riche dans laquelle le mouvement puise pour tenter de subvertir la société. L’invention d’une rhétorique amoureuse singulière constitue dès lors à la fois un objet en tant que tel, entre subversion des sentiments et subversion par les sentiments, mais également un analyseur pertinent pour questionner le fonctionnement des sociétés modernes à travers leur capacité à s’émouvoir. Elle éclaire les transformations du monde tel qu’il se donne à voir, à partir d’un regard construit aux marges et dont la vocation à subvertir l’ordre établi renvoie en creux l’image d’une société à réinventer. La chanson d’amour punk emprunte dans un premier temps la voie des amours adolescentes — « Lonely Lovers » des Stinky Toys en 1977 —, entre appropriation libertaire et révolte, parfois poussées à l’extrême tant du côté des fantasmes et de la perversion — « Obsession » de Strychnine en 1981 — que des formes d’addiction supposées combler les vides de vies pensées sans avenir ni amour — « Asphalt Jungle [009] » en 1977. Elle évolue au fil des générations musicales, en dynamitant les codes de la chanson amoureuse — « Y’a pas d’amour » des Sales Majestés en 1991 —, en détournant les figures mythiques de l’amour mainstream et des formes poétiques — « Karim et Juliette » de Tagada Jones en 2014 —, mais surtout en s’évadant du simple jeu amoureux pour venir refléter par effet de contraste sidérant ce que l’amour absent ou dénaturé peut révéler de la noirceur du monde. Ce faisant, chaque groupe, à sa manière, réinvente amoureusement sa critique, son credo et sa morale de l’histoire, invitant ainsi à réfléchir, au fil des morceaux, à ces manques et à ces marques de la violence dans une vie que personne ne songe réellement pouvoir vivre sans amour.

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November 2023