Backstage

Luc Robène et Solveig Serre

Des p'tits sous

15 August 2024
L’argent est le nerf de la guerre. C’est une source de préoccupation constante, car sans lui PIND, qui repose sur une importante dynamique d’équipe et de science participative, ne peut pas fonctionner.

Il y aurait beaucoup à dire sur le côté chronophage, éreintant, déprimant même, et souvent aléatoire du système de financement de la recherche sur contrat tel qu’il s’est développé au cours des dernières années, qui transforme le chercheur en sciences humaines en chercheur d’or.

Nous avons immédiatement travaillé dans l’optique de décrocher un financement de recherche « classique ». Le socle scientifique de notre projet a même été construit selon le modèle d’un dossier de Starting Grant de l’European Research Council (ERC). C’est un exercice très, trop formaté, mais qui a le mérite d’obli-ger à structurer ses idées et à programmer son travail sur une moyenne durée. Nous avons découvert non sans étonnement le langage standardisé qu’il convenait de manier (« High risk, high gain », « Frontier research », « Groundbreaking project »), appris à réaliser des workpackages (WP), à convertir le salaire des chercheurs en personne/mois, à manier les grilles salariales des personnels précaires. Nous savions dès le départ que nous prenions des risques en travaillant sur un objet considéré comme « illégitime », nous en avons eu très vite confirmation : un classement dans le dernier tiers des candidats, une interdiction de soumettre à nouveau le dossier l’année suivante — une petite humiliation. Nous nous sommes alors orientés sur la piste d’un financement national, sans toutefois perdre de vue l’horizon des possibilités européennes, et avons répondu en 2014 à l’appel jeune chercheur de l’Agence national de la Recherche (ANR). Les rapports étaient cette fois-ci plus encourageants que pour l’ERC, mais nous ne fûmes pas retenus. En 2015, c’est finalement un projet largement remanié, qui répondait pied à pied et sans rien lâcher à toutes les critiques formulées dans les rapports précédents, qui a fini par l’emporter. Nous ne pouvons que déplorer le caractère aléatoire de ce genre de financement, qui transparaît allègrement dans les rap-ports des experts. Ici, la « profusion des journées d’étude interroge par rapport à la faisabilité des analyses fines promises par ailleurs » (nous avions vendu alors seize journées d’étude, nous en avons finalement organisé trente-deux); là, nous dit un autre, il faut « associer à l’équipe un spécialiste de poésie américaine » — sûrement car l’un des rapporteurs aimerait intégrer au projet l’un de ses doctorants. Pour un même projet, les notes peuvent s’échelonner entre 20/50 et 50/50, et l’on peut simultanément avoir un parcours parfaitement exemplaire ou d’une grande « pauvreté intellectuelle ». Nous ne cesserons d’être étonnés par la rigidité des institutions. On ne peut par exemple porter un tel projet qu’à titre individuel, quand bien même il a été conçu et écrit à quatre mains : en 2018, l’ERC envoie un courrier à Luc lui demandant de justifier (dans la langue de Skakespeare évidemment) « dans quelle mesure les idées principales incluses dans [son] projet [étaient ses] propres idées et dans quelle mesure [elles étaient] le résultat de recherches effectuées par l’autre chercheur ou en coopération avec lui ». Nous sommes également surpris de constater que le déploiement de ces projets n’est pas envisagé dans la longue durée, mais seulement pour trois ou quatre années, ce qui, en sciences humaines, est un temps à peine suffisant pour commencer à récolter les fruits du travail. Étonnés qu’il y ait encore, pour certains de nos collègues, des objets illégitimes qui nécessitent que l’on perde une page sur cinq à présenter ce qu’est le punk, illustration à l’appui, alors que pour la musique baroque le problème ne se poserait jamais. Cela nous fait également rire (jaune) de constater à quel point l’obtention d’un contrat nous rend « bankable », alors que quelques mois auparavant, pour le même travail, on ne l’était pas, et que le montant obtenu s’inscrit dans le CV comme un pédigrée de vache pour le Salon de l’agriculture et constitue un critère d’évaluation — on ne prête qu’aux riches… Enfin, l’inadéquation entre l’absence de souplesse dans la gestion financière d’un tel projet et la latitude que nécessite souvent la recherche est flagrante. Faire trois devis pour acheter dix mètres de cordelette ou trente mini-viennoiseries, passer par des bons de commande que les commerçants ne veulent plus car ils craignent, non sans raison, d’être payés des mois plus tard, devoir payer soi-même le taxi pour transporter tout le matériel de la journée sans espoir d’être défrayée (« Désolée, Solveig, mais ton domicile et le lieu de ta mission se situent dans la même ville! »), devoir dépenser en urgence des budgets parfois importants obtenus fin octobre avant la clôture budgétaire annuelle de la mi-novembre, cesser toute activité entre décembre et janvier en raison de cette même clôture.

Il serait toutefois ingrat de ne pas reconnaître que le financement obtenu grâce à l’ANR a permis de donner au projet une ampleur et une reconnaissance symbolique qu’il aurait peiné à atteindre sans. À partir de 2016, il nous a ainsi été possible d’envisager le lancement de journées d’étude en province, et non plus seulement à Paris, en lien avec des scènes locales, et de traîner notre bâton de pèlerin punk dans la France entière. De même, la « labellisation » ANR a renforcé nos liens avec les partenaires originels de PIND — Philhamonie de Paris, INA, Fanzinothèque, FGO-Barbara, École nationale des chartes, Le Réacteur — et nous a ouvert des portes en matière de diffusion des connaissances — médias, presse écrite grand public, presse scientifique, etc. Au sein de nos unités de recherche aux yeux de nos collègues, nous avons senti qu’avoir obtenu un contrat était quelque chose qui comptait. Toutes les sources de financement qu’il nous était possible d’obtenir de nos institutions ont également été mobilisées : nos enveloppes de recherche annuelle de nos laboratoires respectifs, des aides conséquentes du CNRS destinés à aider à la préparation de contrats européens, pleinement justifiées au regard de notre investissement sur des projets de cette envergure. En nous inspirant des techniques de « merchandising » des groupes de musique, nous avons même mis en place un stand de produits dérivés — crayons à papier, badges, ouvrages, tote bags, T-shirts. Cela nécessite une solide organisation — trimballer une lourde valise partout où nous allons, installer le stand de « merch », gérer la caisse — et c’est rarement rentable… d’autant que nous finissons toujours par tout offrir. Parallèlement, nous nous sommes engagés activement dans une recherche de fonds non institutionnels et pour ainsi dire, non conventionnels, qui nous a menés bien loin des chemins balisés de notre métier —du directeur de la banque Lazard Matthieu Pigasse à Laurent Roturier, directeur régional des affaires culturelles d’Occitanie, puis de l’Île-de-France, en passant par le directeur adjoint du pôle économie du MEDEF François Remoué ou l’intermédiaire politique Franck De Bruyn. Ces rencontres se sont concrétisées par des aides ponctuelles en espèces sonnantes et trébuchantes destinées à un événements précis, ou par un important mécénat destiné à être reconduit. Autant de belles réussites qui ne doivent pas faire oublier la longue liste des échecs répétés, des rendez-vous reportés, des espoirs déçus : autant de projets ERC, APR-IR, MSH, Inter-MSH, 80 Prime, etc., montés avec patience et rigueur, identifiant et mettant en lien des institutions de recherche et de culture avec des dizaines d’acteurs des scènes punk, et finalement à peine pris en compte.

Nous pouvons affirmer sans nulle exagération que nous avons été plus que généreux dans la manière dont nous avons utilisé ces différents financements. Nous étions convaincus que le fait de prendre à notre charge toutes les missions des chercheurs permettrait de consolider l’équipe et d’assurer sa présence lors de chaque événement lié à PIND. En outre, nous ne voulions pas exclure les acteurs de la scène qui collaboraient activement au projet et n’avaient pas les moyens de se déplacer. Notre conception de la science participative passait naturellement par ce par-tage des moyens, qui nécessitait par ailleurs une organisation administrative solide — Hyacinthe a passé de très nombreuses heures à réceptionner les demandes d’ordres de mission et autorisations de déplacement pour les personnes prises en charge par le projet, à demander les ordres de missions sans frais des universitaires en poste, à réserver des chambres d’hôtel ou des billets de train, à gérer les retours des pièces justificatives à rembourser (tickets de repas, de péage, billets de train, factures d’hô-tel quand ceux-ci ne pouvaient pas être pris en charge par le marché « Transports » soit sur la plateforme de l’université soit sur celle du CNRS) afin de les transmettre à l’antenne financière… Or force est de constater que cette générosité s’est soldée par un semi-échec. Certains membres de notre équipe sont devenus de purs consommateurs, se plaignant lorsque l’hôtel n’était pas assez confortable ou négociant lorsqu’il s’agissait de partager l’addition de la bouteille de vin au restaurant car ils avaient bu moins que les autres. D’autres ont refusé de faire des photos pour notre site web ou d’intervenir à nos tables rondes, car ils n’étaient pas rémunérés. Que dire du mail écrit par l’un de nos collègues, à l’occasion du colloque annuel PIND en 2017, exprimant son indignation car nous avions demandé une participation de 10 euros et une bouteille — « C’était too much », alors même que nous lui avions financé une journée d’étude sur ses terres de recherche à hauteur de 6 000 euros? De celui qui profita d’une journée en province pour se faire payer un billet, ne vint jamais parler, et dont nous apprîmes plus tard qu’il était en réalité allé rendre visite à sa vieille mère? De ce dernier enfin, qui menaça de porter plainte contre nous à l’ANR car nous refusions de lui rembourser le billet de sa compagne, qui n’intervenait pas mais l’avait « soutenu au cours de ses recherches » ? Seuls deux membres de notre équipe, acteurs de la scène punk parisienne, se démenèrent pour organiser, le 18 octobre 2018, un concert de soutien à PIND au Cirque Électrique, qui eut beaucoup de succès… mais ne rapporta rien, prix libre oblige, et démontra au passage que l’entreprise punk conduit à ce type de non-profit. Mais il y eut aussi ce collègue, bien doté dans son prestigieux laboratoire d’économie, qui mit régulièrement et discrètement la main à la poche en piochant dans ses propres deniers de recherche. En cinq ans, rares sont ceux de notre équipe qui, certes engloutis par leurs charges d’enseignement et d’administration dans leurs universités respectives, se sont efforcés de faire une demande de financement au sein de leur laboratoire, alors même que cela aurait permis au projet de gagner en am-pleur. En dépit de ces déconvenues, sûrement inhérentes à tout projet, cette générosité a tout de même porté ses fruits. Offrir de bonnes conditions de travail à nos collègues et d’accueil aux acteurs de la scène punk nous a également assuré des soutiens infaillibles, de la gratitude et surtout de la confiance, sans la-quelle aucune entreprise de recherche n’est possible.

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August 2024