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February 2024
Backstage
Luc Robène et Solveig Serre
Ce soir-là, devant une salle comble (plus de sept cents personnes) et en ébullition, a lieu la Release Party des Bordelais de Strychnine, à l’occasion de la sortie d’un double disque composé de la réédition de deux albums cultes, Jeux cruels (1980) et Je veux (1981). Formé en 1976, Strychnine s’est taillé une réputation de groupe punk phare au cœur de l’explosion hexagonale, défrayant la chronique par l’énergie dégagée et la provocation assumée. J’y suis guitariste depuis 2009 et j’ai joué avec le chanteur, Kick, dans d’autres formations depuis 1985. Le financement de PIND s’amenuise, nous avons beaucoup hésité mais, considérant que l’événement relevait d’un moment clef de ce qui se joue sur la scène punk en France par sa dimension fédératrice, nous avons estimé qu’il était indispensable d’imprimer la marque de notre projet en soutenant et en co-produisant la soirée à hauteur de 1 000 euros, une somme destinée à payer les déplacements d’une partie des musiciens. Les liens d’amitié et de confiance qui me lient à Éric depuis de nombreuses années ont fait pencher la balance.
Il faut dire qu’Éric Roux n’est pas n’importe qui. Cet homme haut en couleur a commencé à se faire entendre à Sauveterre-de-Guyenne, dans le sud de la Gironde, son village d’enfance. Adolescent, il découvre le punk ; c’est un vrai choc. Il y fonde une association, CCS Concerts, dont la vocation est l’organisation de concerts rock — une dizaine entre 1980 et 1983, jusqu’à ce que la municipalité décide de lui interdire l’accès à la salle municipale. La suite de l’histoire s’écrit à Bordeaux. Avec un bac et un brevet d’éducateur sportif en poche, Éric arrive dans cette ville au milieu des années 1980. Il s’installe au théâtre Barbey et reprend en main la programmation du lieu qui vivotait. En 1988, CCS Concerts se fond dans une autre association, Parallèles Attitudes Diffusion, dont les deux axes d’action sont la programmation/diffusion et la formation. Éric, désormais doté d’une importante subvention, se taille une réputation de « Monsieur rock » bordelais en faisant venir des pointures de la scène rock. La Rock School Barbey jouit aujourd’hui du label « Scène de musiques actuelles » (SMAC). C’est une structure foisonnante, soutenue par la ville de Bordeaux, dotée d’un gros budget et pour moitié subventionnée par des fonds publics. Elle regroupe une école de musique rock, des locaux de répétition avec studio d’enregistrement pour les groupes du cru, des salles de concerts. Depuis un an et demi Éric, convaincu de la portée fondamentale de notre projet et des enjeux de mémoire attachés à la contre-culture, nous a confié le fonds d’archives de la Rock School Barbey, qui présente un réel intérêt à la fois pour connaître l’histoire de la SMAC à proprement parler, et plus largement de la vie culturelle à Bordeaux. Notre doctorant, Manuel Roux, a été chargé du travail de classement et d’inventaire, aidé dans sa tâche par notre post-doctorant, Pierre Raboud, qui avait l’expérience du traitement des archives des Sales Majestés et de Radio FMR. Le travail n’a pas été aisé : Manu, qui ne pouvait pas traiter les archives sur place, a dû les ramener dans le garage de ses parents pour effectuer un premier désherbage, puis comme le garage allait être détruit et était trop humide il a fini par les transférer dans la cave de son appartement d’étudiant et en a réalisé un plan de classement très détaillé. Nous n’avons pas pu envoyer les cartons ©Dimab qui étaient stockés dans mon bureau pour conditionner proprement les archives, et devant les demandes pressantes d’Éric pour les récupérer, nous avons dû temporiser et numériser le plus gros des documents dans la précipitation, un travail de titan qui est en phase d’être achevé.
En décembre 2018, nous avons organisé à la Rock School Barbey une de nos journées d’étude locales consacrée à la scène punk bordelaise, qui s’inscrivait dans les célébrations des trente ans de la structure. Bordeaux était une étape essentielle de notre tour de France punk. Bordeaux, c’est évidemment la ville, ses groupes, ses musiciens, ses figures de la punkitude (Bidasse, Grand Claude, Petit David, Caniche, Numéro 6), ses lieux incontournables (le Bar des Cours, le Jimmy, le Luxor, le St-Ex, et plus récemment l’Antidote ou le Void), ses associations (Rockotone, l’AEM, PAD, Allez les Filles), ses festivals, à l’image de Relâche, ses radios libres (La Vie au Grand Hertz, La Clé des Ondes), ses la-bels (Vicious Circle), ses disquaires indépendants (Trash, Bulle, Total Heaven, Reporter photo), ses fanzines (Hello Happy Tax Payers, Captain’, Abus dangereux), les rubriques dans la presse locale (de Pop’eye aux chroniques de Ricky Zello), les lieux in-formels, friches et squats (squat de la rue Leyteire, squat l’Hôtel particulier). Mais au-delà du cœur urbain, Bordeaux capte aussi les initiatives sonores et rebelles venues des cités girondines comme Sauveterre-de-Guyenne, dont la scène punk vivifie les campagnes alentour et absorbe plus largement les énergies punk du grand Sud-Ouest pour la période plus récente. La scène bor-delaise contemporaine, de Gasmask Terrör à Past en passant par Tibia ou Big Meufs, montre une belle vivacité que rehausse l’activité de formations plus anciennes ayant repris ponctuellement du service (Stalag, Mush), ou de manière plus soutenue (Strychnine). Bordeaux, cultivant une posture de défiance à l’égard du pouvoir central héritée de l’Histoire, a fait preuve d’inventivité pour résister musicalement à l’image bourgeoise de « Belle Endormie » qui lui collait à la peau. Les initiatives pionnières (premier festival punk de Mont-de-Marsan), les rivalités légendaires avec Toulouse autant que les liens avec l’Angleterre constituent encore aujourd’hui des traits essentiels qui définissent l’identité et l’énergie punk de la scène bordelaise.
Cette journée a été un peu particulière pour nous, notamment parce que nous étions accompagnés par une équipe du CNRS Images, qui réalisait alors un petit documentaire de sept minutes sur le projet. Ce jour-là, notre équipe est presque au complet, la scène punk bordelaise aussi. Je garde tout particulièrement en mémoire le moment du déjeuner, dans la salle réservée d’ordinaire au catering (le repas) des groupes, où tous les acteurs de la scène bordelaise — plutôt masculins, plutôt pas jeunes — sont réunis et se racontent leurs souvenirs de guerre dans une ambiance plus que chaleureuse. Un genre d’EHPAD punk… La journée fut suivie d’un concert, avec à l’affiche Past — le groupe de Manu —, les filles de Big Meufs et Strychnine. Éric avait beaucoup insisté pour que la programmation puisse inclure une participation féminine, la place des filles dans le punk étant un enjeu dépassant la simple visée paritaire pour atteindre aux fondements idéologiques même de la scène.
Janvier 2020. La Release Party de Strychnine se prépare depuis un an. L’idée est que des musiciens invités par le groupe (des « guests »), viennent jouer avec eux et interpréter certains de leurs morceaux. Il y a les connaissances de Kick — Stéph, le bassiste de Parabellum, Beber et Thierry Tuborg, respectivement bassiste et chanteur de Stalag. Et il y a mes connaissances, dont certaines recoupent celles de notre projet.
Philippe Messina, bassiste d’OTH, rencontré en mai dernier lors de la journée consacrée à la scène punk héraultaise. Arnaud Cessinas, dont le morceau « Camarade » est devenu pour ainsi dire l’hymne de PIND, et avec lequel j’entretiens depuis quelque temps des liens musicaux — je suis devenu l’un des deux guitaristes de son nouveau groupe, Arno Futur, et son compagnon de tournée, a également répondu à l’appel. Il y a aussi Olivier Mathios, le bassiste de The Hyènes, mon troisième groupe, qui soutient ardemment notre projet depuis le début. Il faut dire que cela lui parle : Olivier avait créé dans les années 2010 une association, Landes musiques amplifiées (LMA), dans l’idée de fédérer tous les acteurs de la scène rock landaise et de valoriser ce patrimoine musical au moyen d’un travail de collecte de vinyles, de tickets de concerts, d’affiches, de bandes-son et de vidéos. C’est grâce à ses contacts que nous avons prévu d’organiser à l’Attabal (Biarritz) une journée d’étude consacrée à la scène punk au Pays basque. Nini (Denis Barthe), batteur de The Hyènes que je connais depuis mes jeunes années au sein des Noirs Désirs, est également de la partie. Nini a très tôt intégré notre projet, convaincu de l’importance de ce que nous avions initié. Lors du premier colloque que nous avons organisé à la Philharmonie de Paris, il fallait voir ce musicien aguerri découvrant avec des yeux d’enfant l’estrade du chef d’orchestre et la magnifique salle de concert que chacun imagine enclavée dans la rigidité des concerts de l’élite, mais qui s’ouvre ce jour-là à la contre-culture. Mais à Bordeaux, avec Denis, c’est aussi le souvenir des « Boulevards du rock » (1982) et plus largement des années 1980 qui ressurgit, à l’époque où les Noirs Désirs apparaissaient comme les « petits protégés de Strychnine » : une part des liens historiques de la scène bordelaise se retrouve ainsi de nouveau saisie par les projecteurs. Et puis il y a François Guillemot. Fanfan, ou FanXoa, c’est le chanteur du mythique groupe Bérurier Noir, le seul que les étudiants connaissent quand on leur demande de citer un groupe punk français. Mais depuis la séparation des « Bérus » dans les années 1980 après trois dates mythiques à l’Olympia, François s’est fait discret. Il est depuis devenu un ingénieur de recherche respecté au CNRS, spécialiste de l’Asie orientale, et il ne parle pas volontiers de son passé. En 2015, après de nombreux échanges, nous l’avons convaincu d’écrire un article d’ego-histoire pour la revue Volume !, dans le cadre d’un numéro thématique consacré à la scène punk en France. Mais à la fin de la même année, alors que nous le sollicitons pour participer à une journée d’étude, François décline, préférant « retourner à ses projets actuels ». Quatre ans de persuasion amicale et efficace ont eu raison de ses réserves. Désormais François fait partie officiellement de notre équipe, il participe souvent à nos journées en tant que chercheur mais aussi en tant qu’ancien acteur de la scène punk.
Il a publié récemment un second volet d’ego-histoire dans le recueil que nous avons dirigé avec Solveig, Underground ! Chroniques de recherches en terres punk, insistant davantage sur le vécu familial, les bifurcations biographiques et l’importance des contextes et des arrière-plans dans le rapport de l’artiste au monde et à l’œuvre qu’il construit. En novembre 2019, lors de la journée d’étude « Tous en scène », François, très investi, a même convoqué autour de lui la plupart des anciens membres de l’équipe des Bérus venus témoigner (costumière, éclairagiste, saxophoniste, roadie, etc.). Seul Loran, le guitariste, qui fait aujourd’hui les beaux jours du groupe punk celtique les Ramoneurs de Menhirs nous échappe encore ! Loran, qui a joué un temps avec Kick au début des années 1990, devait participer à la Release Party, créant une tension historique supplémentaire (allait-on voir sur scène les deux Bérus « canal historique » à cette occasion ?) mais il a décliné au dernier moment, arguant de soucis de camion et du trajet compliqué depuis la Bretagne…
La veille du concert, François a le trac : Solveig lui prête sa tablette pour la soirée pour qu’il puisse réécouter les morceaux qu’il doit interpréter. Et voilà que le lendemain il arrive sur scène en sautillant, devant un auditoire ébahi, dans un costume militaire soigneusement choisi qu’il a fait suivre la veille dans ses bagages. Il a passé une partie de l’après-midi à trouver un masque noir qu’il a ensuite décoré de deux grandes larmes blanches. J’ai été très impressionnée de voir François, à cette occasion, ôter sa casquette de chercheur scrupuleux, parfois tatillon, que je lui connais, pour redevenir le Fanfan d’il y a trente ans. Le lendemain, à peine rentré chez lui, François poste sur son blog la photo de son masque, ainsi que les textes manuscrits des morceaux qu’il a interprétés. Avec cette formule : « Merci Kick, Boubou, Luc, Philippe, Beber, Denis, Steph, Olivier, Thierry, Arno, Éric, Fabien, Camille, Charlotte, Solveig, Laurence, Michel, Rachid et tous les autres… King-Kong Bluesmen… Une génération invaincue » — hommage à un titre de Strychnine. Sans PIND, qui a fédéré toutes ces énergies et permis de questionner en chacun de nous ce que la recherche faisait au terrain, et en retour ce que le terrain faisait à la recherche, rien de tout cela n’aurait été possible. Ce 31 janvier 2020, je me dis que oui, « nos vies au regard de la recherche, c’est beau »…
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February 2024