Backstage

Luc Robène et Solveig Serre

Le tango corse

5 November 2023
En juin 2018, Strychnine est invité par France 3 Nouvelle-Aquitaine pour sa nouvelle émission, Noa Pop. Le groupe doit jouer trois morceaux sur le plateau télé, le tout assorti d’un entretien.

L’émission, tournée à Bordeaux, s’insère dans un contexte bien spécifique, la réouverture de la salle de spectacle bordelaise du Grand Parc. Strychnine fait partie des formations ayant foulé dans les années 1970 le plancher de cette scène mythique qui a vu se produire la fine fleur du rock et du punk rock national et international, des Ramones à Siouxsie and the Banshees en passant par les Stranglers, et quelques questions tournent autour de cette histoire. À l’issue de l’enregistrement, je m’entretiens avec le réalisateur Philippe Appietto. Nous évoquons son travail, la réalisation, le cinéma, la culture rock, le punk, Strychnine, le boulot de musicien, les premiers punks, Mont-de-Marsan et, dans la foulée, je lui parle de notre projet. Très intéressé, celui-ci saisit l’occasion pour me parler du film qu’il a réalisé dans la région, Océane, dont l’histoire surfe sur la culture punk. Il me fournit le lien pour visionner son travail et accompagne son discours d’une sentence prometteuse: « Tu sais, votre projet de recherche, ça pourrait coller avec un ami en Corse. Il s’appelle Serge Bonavita et travaille à France 3 Corse. Il est en train de tourner un film sur la trajectoire de son frère, un punk corse mort très jeune… Je t’enverrai son contact ». Dans la semaine, Philippe Appietto nous fait parvenir les rushs du tournage et des photos du plateau. Le résultat est vraiment superbe. J’en profite pour le relancer sur la piste corse car Solveig et moi sommes depuis longtemps persuadés qu’un travail de défrichage totalement neuf reste à faire bien au-delà des limites de l’Hexagone. C’est même l’une des perspectives les plus passionnantes de notre projet: imaginer les espaces de la scène punk en France par-delà les représentations qui enferment l’histoire dans la capitale ou les grandes villes métropolitaines.

Philippe n’a pas oublié sa promesse. Il a même été consulter notre site internet et s’en ouvre à Serge Bonavita en termes très élogieux: « Serge, voici un projet qui devrait t’intéresser! ». L’affaire est lancée! Non seulement la connexion avec Serge Bonavita est activée mais Philippe m’a proposé, pour plus tard, de me donner les coordonnées de ses connaissances ayant appartenu à la scène punk en France.

Un premier échange donne lieu à une proposition absolument incroyable: non seulement Serge Bonavita est ravi de nous rencontrer mais il est à Paris pour filmer quelques scènes qui retracent le parcours de son frère « Speedo ». Celui-ci a été à l’origine, avec d’autres musiciens corses, du festival fondateur de la scène punk locale, le festival « Jarache », qui s’est tenu en 1978 dans une grange du village de Peri à l’entrée d’Ajaccio. Il a été l’inspirateur, l’initiateur et l’agitateur de cette scène punk rock au sein de plusieurs groupes comme Cardiac Vinyl, Flash Cadillac, Exclusif et Dell Sarte, son dernier projet avant de mourir d’une overdose à Paris, à l’âge de trente-trois ans. Serge a consulté notre site et « très impressionné par la qualité et la pertinence de [notre] projet », souhaite nous interviewer pour nourrir la dimension scientifique et historique de son propos. Nous voici donc, quelques semaines plus tard, au Parc des Buttes Chaumont, dans un lieu charmant, en train d’expliquer notre projet et de disserter, face caméra, sur l’histoire du punk en France. C’est à ce moment-là que nous découvrons la malle au trésor que Serge traîne avec lui: des archives photographiques surprenantes qui projettent sous nos yeux les éléments — musiciens, groupes, vie quotidienne — d’une scène punk corse que nous ne soupçonnions pas… En général, le punk corse, pour les connaisseurs, se résume à la figure tutélaire de Henry Padovani qui fut aux côtés de Sting, Andy Summers et Stewart Copeland le légendaire second guitariste de Police, à l’époque du festival de Mont-de-Marsan, en 1977, avant de quitter le groupe et de se lancer dans une carrière internationale non dénuée de succès (Wayne County, Flying Padovanis), participant au passage à la création et l’administration du label IRS patronné par Miles Copesland, le frère de Stewart. Sous nos yeux ébahis surgissent les figures impertinentes d’une cohorte punk corse. Une sorte d’Eldorado inespéré pour le chercheur qui comprend soudainement à quel point il a eu raison de persévérer dans ses intuitions, sur des pistes chaotiques, puisque l’archive et avec elle « l’administration de la preuve », chère à l’historien est désormais à portée des yeux…

Cette première collaboration a eu des conséquences heureuses, participant d’une relation amicale forte et ouvrant sur des possibilités jusqu’alors inespérées: envisager une première journée d’étude consacrée à la scène punk en Corse. Nous avions convié Serge à participer à notre Lexique franco-punk. Cette collaboration s’inscrivait au cœur de nos préoccupations: associer à la recherche non seulement des chercheurs mais aussi des acteurs de la scène, des personnes aux compétences variées, dotées de forts capitaux expérientiels punk. Serge, musicien, réalisateur, frère d’une figure de la scène punk en Corse faisait partie de cette catégorie de témoins-acteurs. La publication de Serge dans le petit livre rose ouvrit donc sur d’autres projets: l’organisation d’un événement scientifique et musical, le défrichage de nouvelles pistes de recherche, la quête des archives punk en Corse… Nous ne pensions pas à ce moment-là arriver aussi vite sur l’Île de Beauté. La réalisation du film achevée, Serge et Yolaine avaient patiemment proposé le film à une kyrielle de festivals. Avec succès. Car non seulement celui-ci était programmé en Corse, mais il fut également sélectionné pour le festival du film punk de Los Angeles, patronné par John Doe, chanteur et bassiste de X, légendaire groupe punk rock de Los Angeles, et bassiste occasionnel des Flesh Eaters. Serge nous apprit que le grand festival d’Ajaccio, Passion Cinéma, mettait son film à l’honneur en octobre 2021. Une soirée, intitulée Punkacquistu! devait servir d’écrin à la projection. Solveig et moi fûmes conviés à venir discuter de la scène punk en France, en ouverture du film, avec Serge et le journaliste Christian Eudeline, que nous connaissons bien pour avoir partagé nombre de rencontres et débats.

Ce séjour fut une réussite totale, réservant son lot de surprises heureuses, non seulement parce que l’Île est magnifique et que les gens sont d’une gentillesse à toute épreuve, mais en corps parce que l’enchaînement des événements, des péripéties et des découvertes qui, en cours d’enquête, constituent le sel de la recherche, ne devait pas nous décevoir… La projection du film rencontra un succès mérité. Le débat fut bien mené. Le film, au croisement de l’enquête, du cinéma d’investigation, de l’anthropologie visuelle et de la sensibilité d’un frère à l’égard de son aîné disparu, permettait d’envisager des prolongements fort prometteurs, y compris dans une veine plus critique et contradictoire. Michelle, elle aussi réalisatrice, que nous devions rencontrer le surlendemain, et qui faisait partie, dans sa jeunesse, de la petite bande punk d’Ajaccio, nous proposa sa vision de l’histoire, ajoutant des détails, commentant des scènes et augmentant de façon critique la portée des témoignages. Nous étions d’ores et déjà sur le terrain… La projection du film avait également suscité une programmation musicale, sous forme de petit concert, mariant le répertoire de Speedo, repris par son frère Serge et ses acolytes musiciens, articulant électricité et instruments traditionnels (la cetera que j’avais eue l’occasion d’essayer la veille, chez Serge, au cours d’un apéro dinatoire musical absolument délicieux), et une session DJ assurée par Lionel Corsini, alias DJ Oil. Nous ignorions alors que ce dernier, dont les choix punk et rock fort pertinents dynamitaient la salle, était également le compagnon de Cécile Duflot, et que celle-ci serait présente lors de la projection et du débat. Au cours du cocktail qui s’insérait dans la soirée, nous avions décidé, comme nous le faisons toujours, d’offrir notre Lexique à celle qui fut ministre sur des questions — l’écologie — qui constituent pour le punk un cœur de réflexion et d’action fondamental.

Très heureuse de pouvoir échanger avec nous sur ces sujets, Cécile Duflot nous fit préciser certains points, interrogea certains aspects et thématiques du projet. Nous devions revoir l’ancienne ministre plusieurs fois lors du séjour, puisque la programmation du festival avait fort généreusement invité les participants en plusieurs occasions festives et repas. C’est ainsi que lors d’une virée à la magnifique plage de Capo di Feno, en compagnie de Serge et de plusieurs amis et participants, nous devions nous retrouver ensemble dans un contexte balnéaire magnifique, en plein mois d’octobre, les pieds dans l’eau, à poursuivre cette discussion sur le punk.

La décision d’organiser une journée d’étude en Corse a franchi une nouvelle étape lorsque nous avons rencontré, par l’entremise de Serge, l’équipe de la salle de spectacles et de théâtre l’Aghja, et qu’un accord de principe a été conclu, tant sur la forme — date, rencontre, concert — que sur le fond — approfondir les connaissances sur la scène punk en Corse, susciter les témoignages et l’archive. Au moment d’écrire ces lignes, Serge vient présenter son film dans le cadre de notre colloque annuel de décembre, jumelé cette année de manière exceptionnelle avec les Anglais du Punk Scholar Network (PSN), au Réacteur, à Issy-les-Moulineaux. Gageons que les réseaux corses, le maire André Santini en tête, participeront au succès de ce film qui constitue un exemple très intéressant de témoignage et d’enquête sur ce qu’être punk en Corse veut dire.

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